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 "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner

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Ane Bâté
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Ane Bâté


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MessageSujet: "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner   "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner EmptySam 2 Avr - 10:55

De « Sanctuaire », André Malraux a dit qu’il symbolisait « l’intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier. » De la tragédie antique, Faulkner a en effet retenu l’exceptionnelle rigueur de la construction et son « Sanctuaire » est vierge de ces monologues intérieurs, de ces tentatives de déstructuration du récit en vue d’une recréation joycienne du mode d’écriture – et du mode de lecture. « Le Bruit et la Fureur » sont à mille lieues de là et, n’était la volonté délibérée du romancier de nous dissimuler pratiquement jusqu’à la fin la terrible infirmité dont souffre Popeye et qui a conditionné les trois-quarts de son destin, le déroulement du récit serait absolument classique.

Nous sommes dans les années vingt, dans ce « vieux Sud » où Faulkner a situé l’essentiel de son œuvre. La Prohibition bat son plein et les gangs prospèrent. Quant aux ivrognes, même s’ils sont tenus de boire en cachette, ils sont légion. Parmi eux, Gowan Stevens, qui aime à se définir comme un « gentleman de Virginie » et qui, en tant que tel et en dépit de son jeune âge et de l’excellente famille qui est la sienne, trouve élégant et même indispensable de se saouler à mort plus souvent qu’à son tour.

Gowan doit à sa belle prestance et à son sens certain du baratin la grâce de sortir avec la jeune et jolie fille du juge Drake, Temple, plus préoccupée de sorties nocturnes dans les night-clubs que de ses études universitaires. A l’issue de l’une de ces sorties, Gowan promet de la raccompagner le lendemain au train qui doit la ramener à son université. Mais, déjà fortement imbibé et taraudé par le besoin de boire à tout prix, le jeune homme, au lieu de la conduire directement à la gare, entraîne Temple dans la ferme isolée qui abrite les alambics de Lee Goodwin. Celui-ci revend évidemment une partie de son alcool clandestin à un gang de Memphis et il se trouve que, une livraison étant justement à l’ordre du jour, deux hommes de main du gang doivent passer la soirée chez Goodwin.

Si Temple réussit tant bien que mal à survivre à une nuit de beuverie qui rend Gowan tout-à-fait incapable de la défendre des entreprises de Van, l’un des deux gangsters ; si la compagne de Goodwin, Ruby Lamar, d’abord hostile à l’égard de la jeune fille, fait ensuite tout pour la protéger des violences d’hommes que la boisson livre à leurs pires instincts ; en définitive, elle n’échappera pas à Popeye, malfrat solitaire, asocial, adepte des pistolets automatiques et qui, dès le premier chapitre du roman, est assimilé par son créateur à « cette chose noire qui sortit de la bouche de Mme Bovary et se répandit sur son voile de mariée quand on lui souleva la tête. »

Mais avant de violer Temple, Popeye a eu le temps d’abattre Tommy, le garçon de ferme un peu simplet de Goodwin, qui cherchait à protéger la jeune fille. Lorsque, après le départ de Popeye qui a embarqué Temple dans sa Packard, Goodwin se retrouve avec le cadavre du malheureux, il comprend qu’il n’a d’autre choix que de prévenir la police. Comme il a malheureusement un casier judiciaire déjà assez chargée, il échoue dans la prison du comté, sous inculpation d’homicide volontaire.

Un jour qu’il s’était égaré et avait débarqué dans sa ferme, Goodwin avait sympathisé avec Horace Benbow, un avocat à l’âme de poète qui, dans le roman, fait manifestement référence au sens de l’honneur et au code quasi chevaleresque qui étaient de mise dans certaines classes de la société sudiste, avant la Guerre Civile. Persuadé de l’innocence de Goodwin, Benbow décide de le défendre. Mais, comme son client ne tient pas à « moucharder » Popeye, il en est réduit à entreprendre son enquête personnelle qui le fera remonter jusqu’au gangster et jusqu’à Temple.
Dès qu’il apprend la présence de Temple à la ferme au moment du meurtre, Benbow comprend qu’il lui faut à tout prix retrouver celle qui, d’après ce que lui en a dit Ruby, est bel et bien le seul témoin oculaire de l’assassinat de Tommy. D’indice en coup de chance, l’avocat parvient à la localiser dans le bordel de Memphis où Popeye loue à demeure une chambre la pittoresque et maternelle Miss Reba, veuve inconsolable d’un certain Bedford et qui, depuis le décès de celui-ci, vit seule entre ses deux chiens – rebaptisés avec un humour discutable « Reba » et « Mr Bedford » Mr.Red - ses « filles » et sa fidèle domestique, Minnie.

C’est là que Popeye a amené un soir la pauvre Temple. C’est là que Miss Reba a fait venir son médecin attitré pour panser l’important saignement de la jeune femme. C’est là que Popeye est venu et revenu bien souvent pour couvrir Temple de bijoux et de toilettes de luxe. C’est là aussi qu’il n’a pas arrêté de se disputer avec elle et de la frapper. C’est là encore que, pendant quatre jours, il a amené Red, un jeune et beau garçon qui a passé une nuit, puis une autre, suscitant la désapprobation, puis les soupçons de Minnie et de Miss Reba. Miss Reba en effet est anglo-saxonne et, en tant que telle, n’entend pas tenir « une maison à spécialités » - dans le texte original, un « bordel français. » Or, quand deux hommes se retrouvent avec une femme et que l’un d’entre eux se contente de regarder, il y a « spécialité » - et donc « bordel à la française » … Twisted Evil

Ainsi se délite lentement le personnage de Popeye. Ainsi le lecteur est-il amené peu à peu à comprendre, jusqu’à l’épi de maïs final et ensanglanté que l’Attorney général brandira en plein tribunal, au dernier jour du procès Goodwin.

Aussi implacable que dans les grands drames shakespeariens, l’horreur est absolue puisque Goodwin est condamné pour un crime qu’il n’a pas commis et que la foule, révoltée par les conditions dans lesquelles s’est déroulé le viol de Temple, met le feu à la prison pour s’emparer de lui et le lyncher d’une façon particulièrement atroce.

Pendant ce temps, Temple, qui a sombré dans une semi-démence, s’éloigne au bras de son père, vers la vie brumeuse et décalée qui sera désormais la sienne. Faulkner ne nous dit pas si son témoignage, imputant de façon formelle le meurtre de Tommy au malheureux Goodwin et non à Popeye, est le résultat de son état psychique ou le signe d’un attachement sado-masochiste à son tortionnaire.

Horace, quant à lui, complètement laminé par l’échec, rentre au bercail, auprès de l’épouse qu’il avait quittée. Et Popeye … Popeye paiera malgré tout ses dettes à la société : on le pendra en Alabama pour le meurtre d’un policier. Mais auparavant, Faulkner nous aura rapporté ce qui fut son destin : naissance malvenue, enfance déséquilibrée, les premières cruautés contre les animaux, puis son entrée dans la pègre où la Prohibition le rendit extrêmement riche alors que, par une étrange ironie du sort, sa santé lui avait toujours interdit d’absorber une seule goutte d’alcool.

Ainsi, en parfait accord avec la tradition de la Grèce ancienne qui voulait que les dieux eux-mêmes n’échappassent pas au Destin, la Fatalité aura mené l’intrigue de « Sanctuaire » à son dénouement sans espoir. Et c’est à la sœur d’Horace Benbow, Narcissa la bien nommée, toujours habillée de blanc, que revient ce rôle impitoyable et décisif. Je vous laisse découvrir pourquoi … Cool


Dernière édition par le Lun 11 Avr - 11:57, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner   "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner EmptySam 2 Avr - 11:48

Wow alors là chapeau bas! Je ne me suis jamais intersssée à Faulkner (sacrilège!!!) mais ton résumé me donne envie de lire ce livre.

Dit tu pourrais pas nous faire un bon résumé et 9 mauvais? Cela m'évitrait de voir ma liste à lire s'allonger à vue d'oeil "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner Deb67

Lol Je plaisante. En tout cas , je ne peux mourir sans avoir lu "Sanctuaire" de Faulkner. je le demande de ce pas à ma bibliothèque.

Dite rien que pour cette semaine j'ai déja 4 énormeueueueu livres à demander à la bibliothèque. Soit je fait grève et je ne lis plus vos résumés, soit vous essayez de ne pas lire d'aussi bon livre "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner 5346cd63
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Ane Bâté
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MessageSujet: Re: "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner   "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner EmptyLun 11 Avr - 12:13

Merci, Belle. "Sanctuaire", tu le verras, est encore de facture classique. "Tandis que j'agonise ..." en diffère un peu mais j'avoue l'avoir vraiment apprécié.

"Tandis que j'agonise" :

Faulkner était le premier à déclarer que, après le refus du premier manuscrit de « Sanctuary », il avait conçu « As I lay dying » comme un « tour de force » accompli pour le bénéfice d'un lecteur bien ébahi de constater que le récit tout simple du voyage d’un cercueil, dans une charrette brinquebalante, par les plaines du Texas, le tient en haleine pendant un peu plus de deux-cent-quarante pages. thumright

C’est que, dans le cercueil, git Addie Bundren, épouse d’Anse à qui elle a donné quatre enfants légitimes, Cash, Darl, Vardanan et Dewey Dell – seule fille de la nichée – ainsi qu’un fils adultérin et né de ses amours éphémères avec le pasteur Whitfield : Jewel. Or, si pauvre et si triste qu’elle eût vécu, Addie était bien le véritable chef de la famille Bundren. Ainsi que beaucoup de paysannes, aux USA comme ailleurs, elle laissait officiellement les rênes du pouvoir à son époux. Mais en réalité, c’était elle qui menait la maisonnée : l’amour et le respect que ses enfants continuent à lui témoigner dans la mort sont là pour le prouver .

Dès le départ – et la fin du roman nous le confirmera – Anse, son mari, apparaît comme ce mélange de ruse et d’entêtement qui est le lot de tant de ruraux de sexe mâle, du moyen-âgeux « Aucassin et Nicolette » jusqu’à l’œuvre de Faulkner lui-même en passant bien sûr par les féroces portraits de paysans normands que dressa Maupassant.

Ayant promis à Addie mourante qu’il la ferait enterrer à plus de quarante miles de leur domicile, auprès de ses parents, à Jefferson, Anse met donc tout en œuvre pour ne pas se dédire. A croire qu’il estime déjà que, s’il tient parole, il pourra ensuite faire ce qu’il lui conviendra … Mr. Green (A ce propos, si vous lisez l’édition Folio, mieux vaut passer la préface de Valéry Larbaud afin de mieux goûter toute la férocité de la chute – férocité qui m’a évoqué sur le fond quelques uns des meilleurs textes de Jacques Brel.)

Déjà, c’est le fils aîné, Cash, qui construit le cercueil dans lequel sera enterrée sa mère, alors que celle-ci est encore vivante. Pourquoi lui ? Parce que la famille est pauvre et, ainsi que le rabâche Anse, parce qu’Addie en personne l’a demandé. (Mais le lecteur n'aura pas confirmation de la chose puisque, quand il ouvre le roman, Mrs Bundren ne peut plus dire un mot.) La visite bien tardive du Dr Peabody, appelé à la dernière minute, quand les dés sont jetés, s’effectue d’ailleurs avec le bruit du rabot et de l’erminette en fond sonore mais sans une seule phrase ou plainte de la part d'Addie.

Après le repas funéraire qui voit débarquer les voisins, Mr Tull et sa bigote d’épouse, Cora, Rolling Eyes toute la famille grimpe dans la charrette avec le cercueil et c’est le départ. Malheureusement, des pluies ont contraint la rivière à sortir de son lit et deux ponts ont été détruits. Ce qui fait qu’un voyage prévu pour durer un minimum va s’échelonner sur une dizaine de jours, sous un soleil de plomb, escorté par les busards qui suivent le convoi car, évidemment, vu le peu de moyens dont il dispose, Anse n’a pu demander à un embaumeur de s’occuper du cadavre et a couché celui-ci tel quel dans le cercueil. affraid

Anse Bundren appartenant malheureusement à cette catégorie de gens qui, à force de gémir et s’attendrir sur leur sort, finissent toujours par attirer sur eux l’attention d’un Destin exaspéré"Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner Grrrr40, contretemps et accidents s’accumulent : les mules se noient au niveau du gué où elles n’avaient plus pied et il faut se procurer un nouvel attelage ; dans l’accident des mules, Cash, le fils aîné, se casse à nouveau la jambe et le vétérinaire consulté au hasard de la route ne fait pas grand chose pour améliorer son état ; du coup, on le couche sur le cercueil qui exhale de telles vapeurs que, toutes les fois que l’étrange cortège s’arrête pour passer la nuit, ceux à qui ils demandent asile ont vraiment bien du mérite à le leur accorder "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner Beurk13 ; dans l’espoir de soigner la jambe du malheureux Cash et sur instigation d’Anse, on achète pour dix sous de ciment que l’on touille avec un peu d’eau et l’on verse le tout sur la fracture … "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner Hein61

Enfin, après que le cercueil ait failli périr dans l’incendie de la grange du fermier Gillepsie – je vous laisse découvrir dans quelles circonstances le feu s’est propagé – la dernière étape est franchie : Jefferson est en vue. Anse, qui nous serine depuis déjà deux cents pages que ni lui, ni sa défunte ne veulent « rien devoir à personne » "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner Inclassable20 , descend pour négocier le prêt de deux bêches destinées à creuser la tombe - en effet, s'ils ont emporté le cercueil, aucun n'a pensé à se munir au moins d'une bêche.

Pendant ce temps, dans la charrette, Cash souffre de plus en plus de sa jambe qui se gangrène. Dewey Dell profite également de la halte pour se procurer une drogue abortive et Vardanan se pose bien des questions sur l’arrestation de son frère Darl par des infirmiers ayant pour mission de le mener à l’hôpital de Jackson où l’on soigne les gens qui ont perdu la raison.

Le cercueil ayant rejoint la Mère-Terre, on peut s’attendre à ce que tout rentre dans l’ordre. Mais Faulkner qui, dès les premières pages, a misé avec un maximum de férocité sur les scrupules d’Anse, partagé entre son désir d’acquérir un dentier et celui de maintenir sa famille à flots, n’en a pas fini avec son lecteur …"Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner Demon06

Moins puissant que « Sanctuaire », tout aussi impitoyable envers la nature humaine mais bien plus ironique, « Tandis que j’agonise » est encore l’un de ces romans où l’on entre en hésitant, voire en se demandant pourquoi diable on l’a acheté et que l’on finit de lire avant l’aube parce que l’on veut à tout prix en connaître la fin. En 1962, Julien Green disait d'ailleurs à son sujet :

« Il y a là-dedans une sorte de délectation funèbre, mais chaque page est d’une beauté saisissante. C’est une des très rares réussites de ce temps où l’on crie au chef-d’œuvre à tant de livres insignifiants. » "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner Super13
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Ane Bâté
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MessageSujet: Re: "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner   "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner EmptyJeu 14 Avr - 19:07

Avant d’aborder « Le Bruit et la Fureur », mieux vaut prendre ses précautions. "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner Mood35

Sachez donc avant toute chose que vous mettez les pieds dans une chronologie bouleversée de fond et comble et que son auteur laisse, pantelante, derrière lui. Le roman comporte en effet quatre parties. Mais attention : sur ces sections, seule la dernière, qui se déroule le 8 avril 1928, occupe la place qui lui revient.

La première partie, qui décrit la folie croissante menant Quentin Compson au suicide, se situe le 2 juin 1910 mais Faulkner la place en seconde position dans son plan. Les événements du 6 avril 1928, qui ont pour héros principal Jason II Compson, l’un de ses frères, se situent quant à eux en troisième position. Enfin, ceux du 7 avril, qui révèlent la vision du monde de Benjy Compson, l’autre frère du suicidé, nous sont racontés d’entrée, dans la première partie.

Le lecteur averti voit déjà l’intérêt qu’il y a à lire « Le Bruit et la Fureur » tel que son auteur l’a conçu et puis, quelques mois plus tard, en remettant un peu d’ordre dans cette chronologie en apparence insensée mais qui se calque en fait sur l'esprit du "narrateur" principal : Benjy. Mr. Green

Autre embûche de taille, volontairement placée là par Faulkner : la confusion des prénoms. Qui a lu ne serait-ce que le très classique « Sanctuaire » sait déjà que l’auteur sudiste éprouvait un malin plaisir à semer le doute sur l’identité à laquelle se rapportent dans ses œuvres tel ou tel pronom personnel. Mais dans « Le Bruit et la Fureur », ce procédé atteint le summum.

Faulkner a pourtant opté pour un trompe-l'oeil des plus simples : il a pris deux prénoms, « Jason » et « Quentin », et les a donnés dans chacun des cas à deux personnages de génération différente.

Le premier Jason, c’est le père de la nichée, un père dont on entrevoit de temps à autre la silhouette accablée par les événements et volontiers tentée par l'alcool. Aristocrate sudiste, il a épousé une jeune fille de son monde et a eu d'elle quatre enfants : trois garçons et une fille.

Quentin est le fils qui doit aller à Harvard. Malheureusement, il a reçu de sa mère névrosée une tendance à se créer des mondes imaginaires un peu trop envahissants. Pour sauver sa soeur bien-aimée d'un mariage avec un homme qu'elle déteste, il a l'idée de se prétendre le père de l'enfant qu'elle a conçu de son amant. Mais son père, à qui il avoue un inceste non accompli mais qu'il appelle de tous ses voeux, ne le croit pas et le renvoie à ses études. Désespéré par le mariage-sauvetage de sa soeur, Quentin se suicide. La seconde partie du roman nous retrace son cheminement lent et obstiné vers la folie auto-destructrice.

Maurice était au départ un bébé comme les autres. Puis, la vérité atroce s'est fait jour : Maurice, ainsi nommé en l'honneur du frère de sa mère, est en réalité un enfant handicapé. Alors, on le dépossède de son prénom , dont il n'est plus digne et on lui substitue celui de Benjamin (Benjy). Et puis on le laisse grandir, avec toujours un serviteur noir à ses côtés pour le surveiller. Au début du roman, Benjy a trente-trois ans et à la suite d'un incident avec une fillette, sa famille l'a fait castrer.

Jason, le troisième fils, est celui que l'on a sacrifié pour payer des études inachevées à Quentin et dénicher un mariage réparateur pour sa soeur. Aigri, fielleux mais responsable, il n'a plus qu'une passion - ou presque : l'argent. Personnage énigmatique à plus d'un titre, il exaspère le lecteur et l'attendrit pourtant car, qu'on le veuille ou non, Jason est bien une victime, au même titre que Benjy.

La fille, Candace, dite « Candy », qui était particulièrement attachée à son frère handicapé, a failli déshonorer la famille en se faisant faire un enfant par un amant dont elle refuse de livrer le nom. En 1910, elle se résoud à faire un mariage de convenance qui assurera un nom à son enfant mais divorce après la Grande guerre. Menant désormais une vie plus ou moins cosmopolite, elle se résoud à laisser sa fille - qu'elle a baptisée "Quentin" en souvenir de son frère disparu - à sa propre mère, à charge pour celle-ci de l'élever comme doit l'être une Compson.

C'est avec le personnage tout en bouillonnements et en révoltes de Quentin II que Faulkner nous dévoile l'autre passion de Jason, son oncle. Même s'il hait sa nièce au point de lui soutenir que sa mère ne s'intéresse pas à elle et ne participe en rien à son entretien (en réalité, il s'arrange pour encaisser les mandats envoyés par Candy Evil or Very Mad ) Jason semble bien nourrir au plus profond de lui-même une attirance inexplicable pour Quentin - comme une ombre de la passion incestueuse jadis éprouvée par son frère Quentin envers leur soeur.

Une fois que le lecteur s’est familiarisé tant bien que mal avec cette valse du temps et des identités, il lui reste encore à affronter le personnage de Benjy qui, dans la première comme dans la dernière partie, nous conte l’histoire de sa famille, ces Compson si orgueilleux et si riches, peu à peu réduits à la portion congrue, mais vue par lui, l’handicapé mental. Une vision par conséquent fragmentée et kaléidoscopique mais non dépourvue de logique – pour peu, évidemment, qu’on n’ait pas trop de mal à suivre celle de Benjy.

Avec Benjy, Dilsey, la vieille servante noire qui assure l’intendance de la maison, demeure le personnage le plus touchant – le plus déchirant aussi. Pilier vivant de cette famille en pleine décomposition, elle veille à ce que nul n’abuse de cet innocent qui, à trente-trois ans, se révèle incapable d’exprimer les joies et les peines qu’il ressent autrement que par des grognements et des hurlements. Elle n’y parvient pas toujours mais au moins, elle s’y efforce. Et sa bonté résignée, qui ne comprend ni le pourquoi, ni le comment de cette malédiction pesant sur un être sans défenses, constitue la seule trouée de lumière de ce livre que William Faulkner plaça sous le patronage de la tirade désespérée de « Macbeth » :

« … […] La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur
Qui, son heure durant, se pavane et s’agite
Et puis qu’on n’entend plus : un histoire contée
Par un idiot, pleine de bruit et de fureur
Et qui ne veut rien dire. […] … »
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rotko
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MessageSujet: Re: "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner   "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner EmptyJeu 14 Avr - 21:08

Moi, j'ai connu Faulkner par une fille qui ne l'aimait pas. Elle m'a raconté tout ce qui lui deplaisait dans "le bruit et la fureur". Ca devait être organisé, sa demonstration, car j'ai quitté la fille et je me suis precipité sur le roman. Je n'ai jamais regretté mon choix (rire).
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MessageSujet: Re: "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner   "Sanctuaire" et autres oeuvres de William Faulkner EmptyVen 15 Avr - 10:38

Et pourtant, il faut le préciser, Rotko - chose que j'ai oublié de faire, mille pardons, dans le fil précédent - le style adopté par Faulkner dans "Le Bruit et la Fureur" n'est pas simple tant il glisse vers le monologue intérieur.
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