Bien sûr que vous me connaissez, Monsieur. Nous nous connaissons depuis longtemps en fait et il est naturel que je vous ai rappelé quelqu'un, sur la tombe de cet ami que nous venons de perdre.
Permettez-vous, Monsieur, que je fasse un petit bout de chemin avec vous ? Je ne sais si c'est pareil pour vous après un enterrement mais, pour ma part, c'est toujours un peu de moi-même qui descend en terre avec le cercueil.
Merci, Monsieur. Votre gentillesse me touche. Ah ! J'espère que vous ne vous choquerez pas de mon franc-parler mais je me sens si seule, aujourd'hui, maintenant que notre ami ...
J'ai beaucoup d'amis, voyez-vous et chaque fois que j'en perds un, je ... Comment vous dire ? Et pourtant, ce soir, il me faut parler, expliquer ...
Plus sociable que moi, la chose n'est pas possible, Monsieur. Ne souriez pas : c'est presque une malédiction pour moi. Songez que je fonds sur tout être qui veut bien m’écouter. Je l’étreins, je l’embrasse, je lui montre sans vergogne qu’il m’a conquise et que jamais, quoi qu’il fasse et quelque insulte dont il puisse me souffleter, non, jamais je ne l’abandonnerai.
C’est moi, Monsieur, qui l’accompagne au-delà le portail de la Maternelle, quand il s’avance en chancelant, tout seul, tout en larmes, vers l’Inconnu.
Je le suis au Primaire, là où on lui dit qu’il est devenu « un grand » et qu’il ne doit pas pleurer parce que les grands, ça ne pleure pas. On lui ment mais il ne l’a pas encore tout-à-fait compris même s’il s’en doute.
J’entre avec lui au Collège, où il a enfin conscience d’être « un grand » et où il se met à louvoyer sans se rendre compte, le pauvre petit, qu’il est encore plus seul qu’avant et que ça commence à devenir grave.
Dans les amphis, je trône. Je me tiens auprès de son meilleur copain – celui qu’il nomme son « ami » parce que, à cet âge, on ignore que les mots ne sont pas ce qu’ils disent être. J’entoure la taille de son « petit copain » ou de sa « petite copine » : j’ai des défauts, c’est vrai, mais je ne suis pas sexiste, Monsieur.
Dans les bars et les boîtes où il faut bien que jeunesse se passe, je lui refile les joints qu’on me tend, les verres qu’on me présente et toutes ces petites pilules qui n’ont de bonheur que le nom et qu’on me glisse entre deux vacarmes tout au creux de la main.
Quand il se « case », pour faire plaisir à sa maman ou pour voir ce que c’est d’avoir un petit bébé à soi, quand il se « case » tout simplement pour « faire comme les grands », je creuse mon trou, modeste mais douillet. Et j’attends. Les factures qu’il a du mal à payer, les huissiers qui le poursuivent jusque dans ses rêves, son supérieur hiérarchique qui lui donne envie de vomir, le franc dégoût de la routine qui l’étouffe le détournent parfois des joints et des verres, c’est vrai. Mais les petites pilules sont restées, elles. Et vous savez le meilleur ? Elles ont enfin acquis droit de cité. Oui, Monsieur, on les a ennoblies sous le nom d’anxiolytiques et d’anti-dépresseurs – mais ce sont bien les mêmes, vous pouvez me faire confiance là-dessus.
Quand il divorce, je ne le laisse pas tomber parce que, en dépit de tout ce qu’on peut raconter sur moi, Monsieur, je ne mange pas de ce pain-là. Que ce soit dans les bistrots, dans les clubs ou dans son armoire à pharmacie, je l’accompagne, fidèle, solide, inébranlable. S’il se remarie, je refais mon trou : plus fidèle que moi, vous ne trouverez pas, Monsieur. Nulle part.
Quand il prend sa retraite, c’est moi d’ailleurs qui deviens son meilleur bâton de vieillesse. Ne comptez pas sur moi pour le priver de tout ce qui peut l’aider à vivre un peu mieux le désert de cette page inéluctablement tournée ! En général, à cet âge-là, il a renoncé aux joints pour ne se consacrer qu’au tabac banal mais il boit un peu plus et il consomme beaucoup plus de petites pilules, cholestérol et diabète obligent. Son pas se fait plus lent, sa mémoire tourne en rond mais je ne le méprise pas pour autant, Monsieur : je marche à son rythme et je l’aide à tourner en rond.
Jusque sur son lit de mort (à l’hôpital le plus souvent ou alors dans un hospice), je suis là. C’est ma main, froide mais ferme, qui tient la sienne jusqu'au bout. Ce sont mes dernières interrogations qui se lovent une dernière fois dans sa conscience encore en éveil. C’est mon sourire, doux mais grave et porteur d’une subtile menace, qu’il aperçoit à l’ultime seconde …
… Juste avant qu’il ne bascule dans ce monde où je ne suis plus rien, Monsieur, moi qui étais tout et plus, pour cet être que j’ai accompagné, que j’ai soigné et que j’ai aimé – oui, aimé, Monsieur ! – pendant plus de soixante-dix ans et parfois bien au-delà, comme notre pauvre ami.
Si seulement il me l’avait rendu, Monsieur … Mais hélas ! Ni l’humain, ni l’animal à qui je fais un si long et si déterminé brin de conduite, Monsieur – aucun d’eux ne m’aime, aucun d’eux ne m’a jamais aimée, aucun d’eux ne m’aimera jamais.
Tous me supporteront pourtant, Monsieur ! Au moins de ce côté-ci de l’Enfer, comme disait cet humoriste dont je tairais le nom parce que, rien que de l’évoquer, je revis tout ce que celui-là m’a fait souffrir, avec ce que ses proches appelaient, les sots, « son irremplaçable sens de l’humour » !
Tous, Monsieur parce que, voyez-vous, je suis l’Angoisse. L’Angoisse de se réveiller chaque matin et de vivre. Encore. Une. Journée.